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[Colloque] Le jeu vidéo au carrefour de l'Histoire, des arts et des médias : nous y étions. Récit.
Il y a 6 ans
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Les 22 et 23 mars s’est tenu un colloque à l’école Emile Cohl intitulé “Le Jeu vidéo au carrefour de l’Histoire, des arts et des médias”. Dirigé par Cyril Devès, docteur en Histoire de l’Art, ce colloque avait pour but d’éclaircir le statut de Xème art que le jeu vidéo représente depuis 2006 et qui pourtant peine à s’imposer dans l’imaginaire collectif.
Suzanne Rault, notre concept artist et Pierre Heinisch, notre level artist n'allaient pas se permettre de manquer ça ! Pierre nous explique que "le colloque s’est développé autour de plusieurs axes, notamment la reconnaissance du jeu vidéo comme forme d’art, sa place au milieu des autres arts et les liens qui peuvent exister avec eux, ou encore les différentes façon de penser le jeu vidéo en prenant en compte ce caractère artistique". Ils vous présentent dans cet article les conférences qui les ont le plus marqués, et les connaissances qu’un studio de développement de jeux comme Wanadev peut en tirer.
Un texte est poétique quand il ouvre un espace de jeu, sinon c’est un discours
François Zourabichvili
Quand le jeu vidéo rencontre des difficultés de reconnaissance en tant qu’art (comme le théâtre, la photo... avant lui), by Suzanne Rault
“Tu ne travailles pas tu joues” nous raconte Mélissa Fletgen en ouverture du colloque. Faisant des recherches sur Star Wars : Old Republic pour sa thèse, elle rencontre des difficultés de compréhension de son entourage quand elle raconte sur quoi elle travaille.
@ Nous aussi en tant que créateurs nous avons droit à ce genre de remarques. Mais non, ce n’est pas parce que nous avons une manette dans les mains (ou dans notre cas un casque VR sur la tête) que nous jouons !
Le jeu vidéo influe sur le regard du monde, change notre société et transforme nos habitudes ! N’est-il vraiment qu’une source d’amusement ? Comme dans tout art interactif, on invite le spect-acteur à interagir avec l’oeuvre, à jouer avec selon des règles établies dans le but de transmettre des émotions et de sensibiliser à un message plus ou moins explicite. Le joueur a le même rôle dans un jeu vidéo !
Il fait appel à plusieurs domaines comme l’archéologie, (comme souligne le joueur/chercheur Romain Penotet) l’histoire de l’art, (comme nous l’explique Jean Jouberton dans sa conférence La peinture comme objet vidéoludique : enjeux et usages), la musique, la littérature, l’autobiographie etc…
@ L’analyse de Life is strange par Tony Gheeraert nous le montre parfaitement : on se sert du joueur pour découvrir une histoire tragique (registre bien connu en littérature) tout en faisant une critique de la photographie. On responsabilise le joueur qui incarne une adolescente distante du monde face à des événements tragiques. Dans ce jeu le photographe est désigné comme un violeur d’intimité, un pervers et à la fois un être distant qui ne semble pas prendre réellement part à l’action. Mais je n’en dirais pas plus ! No Spoil :)
Le jeu vidéo peut largement dépasser le seul et unique but du loisir et transmettre un message fort, et véhiculer des émotions. S’il y a une leçon à retenir de ce colloque, c’est bel et bien que le jeu vidéo a sa place dans le milieu artistique.
Si bien d’autres sujets ont été abordés pendant ce colloque, c’est sans doute la leçon la plus importante à retenir.
Usines à jeux (UE, UNITY...) : vers la standardisation des jeux vidéos ? By Pierre Heinisch
Quelle place pour l’artiste créateur de jeux vidéo face au modèle culturel industriel dominant ? par Patrice Cervellin, Artiste/Game designer
Cette conférence avait pour but de répondre à une question que beaucoup d’artistes se posent lorsqu’ils doivent postuler dans l’industrie vidéoludique : Faut-il mettre en avant son style personnel dans son portfolio, ou essayer au mieux de plaire aux standards de l’industrie ?
Il n’y a pas de réponse absolue, il faut dans l’idéal arriver à faire les deux, et l’équilibre dépend de la taille de l’entreprise, du type de jeux développés par celle-ci, du niveau du poste (les attentes seront différentes pour un senior ou un junior), etc. Cependant bien qu’il n’y ait pas de vraie réponse à cette question, elle permet d’évoquer des problèmes plus profonds dans l’industrie.
On distingue deux approches dans le développement de jeux vidéos : bottom-up et top-down.
- Le bottom-up consiste à créer un jeu à partir du médium et des techniques disponibles, et d’en tirer un concept au fil du développement. C’est une approche qui assure des features et des mécaniques claires et élégantes, mais avec laquelle il existe un risque de ne trouver aucune finalité au jeu, et aucun public pour celui-ci.
- Le top-down consiste à partir d’un concept et l’appliquer au mieux sous forme de mécaniques. Elle garantit la vision de l’artiste/du designer, à la condition que le médium et les techniques permettent de réaliser cette vision.
^ Attention aux attentes sur les moyens techniques, si James Cameron a mis 15 ans pour réaliser Avatar c’est parce qu’il attendait que la technique soit suffisamment évoluée pour le rendu qu’il voulait.
Aujourd’hui les moteurs de jeux publics tels Unity ou UE4, et les environnements associés (plugins, asset stores) permettent de plus en plus de réduire la différence entre ces deux approches. Les outils développés au sein des moteurs permettent aux artistes de prototyper des concepts de gameplay, certains projets templates arrivent même avec une base de gameplay déjà développée sur laquelle les artistes et designers n’ont qu’à ajouter leurs contenus personnels (voir le projet ActionRPG dans Unreal Engine 4).
Les moteurs de jeu constituent grâce à ces outils de formidables accélérateurs dans le processus de développement, mais ils induisent également une standardisation dans la création de contenus. Pourquoi implémenter un système de déplacement novateur si le moteur me donne accès à un template FPS qui fonctionne très bien ? Pourquoi utiliser des shaders uniques alors que le moteur me donne tous les outils pour faire facilement du PBR (Physically Based Rendering) ? Pourquoi créer des assets en interne quand on peut les acheter à très bon prix sur un store ?
Propositions de templates lors de la création d’un nouveau projet Unreal Engine 4
Selon Patrice Cervellin, tous les jeux entrent dans une de ces deux catégories : les copies, ou les OVNIs (Objets Vidéoludiques Non Identifiés).
^ Les moteurs de jeux ont beau être des outils indispensables pour de nombreux développeurs, il faut faire très attention à ne pas les laisser complètement écraser la créativité et l’innovation dans le développement de contenu vidéoludique.
La conservation du jeu vidéo, by Suzanne Rault
Le jeu vidéo : quel objet muséal ? par Alban Benoit-Hambourg
Par cette conférence particulièrement enrichissante, Alban Benoit-Hambourg nous sensibilise à la conservation des jeux vidéo. En effet, conserver uniquement les consoles et les boîtes de jeux derrière une vitrine ne témoigne pas de l’ensemble du jeux vidéo.
Le jeu vidéo n’est pas une boîte en plastique ou autre. Ce n’est ni la console, ni l’ordinateur, ni la borne d’arcade. Tous ces objets sont seulement les médias. Mais alors ? Comment conserver à la fois le contenu et le contenant ? Comment conserver une empreinte de la jouabilité ?
Aujourd’hui, le but des musées est de proposer des solutions pour que les visiteurs du futur puissent découvrir les jeux vidéos d’antan non pas seulement à travers une boîte débranchée et inerte mais aussi de d’explorer des gameplays, des manières de jouer dans des conditions authentiques.
Vigamus, le musée du jeu vidéo à Rome
Tous les jeux ne sont cependant pas logés à la même enseigne. Il sera certainement plus facile de faire jouer les gens à un jeu solo sur un simple ordinateur que de faire redécouvrir un ancien MMO où la communauté s’est éteinte et où vous êtes le seul joueur. Qu’elles s’exercent dans un salon, dans le bus ou dans un bar, les conditions de jeu font partie de l’expérience et il faut garder une trace de la manière dont il se joue.
^ Pour avoir une expérience de jeu authentique dans le futur, des mesures doivent être prises. La conservation du code est primordiale. Les langages évoluent et peuvent tomber dans l’oubli laissant des programmes indéchiffrables si l’on y fait pas attention.
La bibliothèque nationale de France (BNF) a pour but de rassembler des copies d’un maximum de jeu dans un but de conservation. C’est le rôle des créateurs de contenus de fournir à la BNF des copies du jeu, d’enregistrer des sessions de jeu et de donner un maximum de données sur le jeu. Alors pensez-y ! C'est par ici !
Ludomusicologie : émergence et nécessité d’un nouvel épistème, by Pierre Heinisch
Antoine Morisset, étudiant en Master Civilisation, spécialité musicologie
La ludomusicologie est une branche de la musicologie qui cherche à étudier la musique des jeux vidéo. La principale différence du jeu vidéo en tant que support de musique avec par exemple le cinéma, est que la musique peut servir d’indicateur de gameplay, la ludomusicologie est donc aussi associée au domaine des sciences du jeu (game studies).
On distingue ainsi deux types de musique dans les jeux vidéos, les musiques métaphoriques et les musiques métonymiques.
- Les musiques métaphoriques servent à illustrer une situation, un niveau, une ambiance, elles sont indépendantes du gameplay et se rapprochent des musiques que l’on peut retrouver au cinéma.
- Les musiques métonymiques servent d’indicateurs d’éléments de gameplay, elles sont déclenchées par les actions du joueur et jouent un rôle essentiel dans le game feel.
En guise d’exemple, lorsqu’on lance le premier niveau de Super Mario Bros. (Nintendo) le trèèèèès célèbre thème composé par Koji Kondo se lance et se joue en boucle. Cette musique est métaphorique et liée au premier niveau. Mais si le joueur meurt elle s’arrête immédiatement et est remplacée par le thème de mort, qui dure quelques secondes. Ce thème est métonymique, il sert à appuyer le fait que le joueur a perdu une vie.
D’un point de vue analytique le fait qu’il s’agisse d’une descente mélodique exprime cette notion de mort, et le fait qu’il soit en gamme majeure indique que la mort n’est pas une fatalité et invite le joueur à recommencer. Rien n’est laissé au hasard !
Super Mario Bros., Nintendo
L’importance du traitement de la musique n’est pas à négliger, la conférence d’Antoine Morisset s’est terminée par la comparaison entre la façon dont trois jeux traitaient la mort en terme de musique.
- Dans Super Mario Bros. la musique du niveau s’arrête, le thème de mort est joué, puis la musique du niveau reprend alors que joueur réapparaît. La mort est donc clairement marquée comme une fin, la fin de la progression du joueur sur le niveau, qui doit recommencer.
- Dans Super Meat Boy (Edmund McMillen) la musique ne s’arrête jamais à partir du moment où le niveau est lancé et jusqu’à ce qu’il soit terminé. Ce qui est en phase avec le gameplay du jeu. La mort est anecdotique, finir un niveau peut demander des centaines d’essais successifs, le jeu cherche donc à minimiser autant que possible l’impact de la mort sur la progression du joueur, ce qui passe à la fois par une réapparition instantanée, et par une musique qui ne s’interrompt jamais.
- Dans Braid (Jonathan Blow), le joueur ne meurt jamais : le jeu se base sur des mécaniques de manipulation du temps, et à chaque fois que le joueur meurt, le jeu lui fait remonter le temps de quelques secondes pour éviter cette mort. La musique soutient cette mécanique en se rembobinant, rendant encore plus compréhensible pour le joueur qu’il vient de revenir en arrière.
Le système de replay de Super Meat Boy permet de revoir en simultané tous les essais (et toutes les morts) du joueur sur un niveau
“Mourir” dans Braid
Zelda : la fabrique d'un jeu pour un marché donné by Suzanne Rault
“Oui ! bien sur ! Evidemment ! Mais pourquoi n’avais-je pas remarqué plus tôt ?” C’est ce que j’ai pensé pendant toute la conférence d’Anthony Saudrais intitulée “A la conquête de l’Occident. Les influences artistiques, historiques et idéologiques dans la série The Legend of Zelda”.
L’univers Nintendo peut effectivement s’apparenter à une mythologie avec des héros, des monstres, des obstacles et bien sûr, des princesses à sauver. Cela nous rappelle L’Odyssée d’Homère et autre littérature grecque et romaine. Dans the Wind Waker, Link doit, comme Ulysse, sauver sa dulciné en prenant la mer et faire face à de multiples danger. Cet univers peut aussi faire penser aux contes de Perrault très présents dans l’imaginaire commun occidental comme par exemple quand Link réveille Zelda endormie dans Zelda II: The Adventure of Link à l’image de La belle au bois dormant.
Dans la série, Zelda est une incarnation de la paix et Ganondorf symbolise le mal. Dans sa quête le héros doit toujours et inlassablement libérer Zelda du mal pour sauver le monde.
@ Ce n'est pas tout ! Le robin de bois pixelisé témoigne aussi de la relation conflictuelle entre l’homme occidental et la nature. Dans Ocarina of Time, Link se voit chargé de sa quête par l’Arbre Mojo puis ensuite se fait attaquer par celle-ci. Link est le héro chargé de faire régner à nouveau la paix parmi tous les être vivants mais pour cela doit couper des touffes d’herbe pour gagner de l’argent (des rubis). A l'image de l’homme moderne, Link est sans cesse en train d’essayer d’apprivoiser la nature sans pour autant réellement y arriver.
L’architecture comme le note judicieusement Monsieur Saudrais est très fortement inspirée… de la notre ! De l’art roman au baroque, l’univers de Link s’inspire très largement de l’architecture militaire et chrétienne de chez nous ! Entre châteaux et églises, les références sont multiples comme la basilique de Vézelay par exemple.
Et j’en passe ! Tous ces exemples montrent pertinemment que the Legend of Zelda est un hommage à notre culture occidentale. Dans un but marketing ? Pour nous plaire ? La question reste ouverte !
Conclusion
Pierre et Suzanne nous racontent qu'ils sont sortis de ce colloque avec l’impression d’avoir ouvert une nouvelle dimension et très heureux d’avoir autant appris, toutes les conférences ayant été intéressantes. Il a été pour eux l'occasion de mieux comprendre la nécessité d’élever le niveau de leurs créations.
Pierre et Suzanne remercient Cyril Devès, l’organisateur de l'événement ainsi que l’ecole Emile Cohl et le CRHI de les avoir accueillis pendant ces deux jours particulièrement intenses et enrichissants.
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